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Création française de Negar
à l'Opéra de Montpellier

Il y a des spectacles qu’on ne voit pas : on les vit. On pense aller y assister, mais en réalité, ils s’emparent de nous, s’enfoncent jusque dans nos tripes et les étalent devant nos yeux. Avec beauté, avec douleur, avec ou sans poésie. Efficace comme un scalpel chirurgical au parfum de rose. On se rend à un spectacle comme on se rend à un ennemi qui n'en est pas vraiment un. On s'y abandonne. On pense se rendre à un spectacle sans se rendre compte que ces mots peuvent avoir le sens de se donner à lui, de capituler devant lui. On pense être spectateur, mais on est saisi, extirper, étriper. En réalité, ça n’extirpe pas de soi : ça « extripe ». Et on en redemande. Pas par masochisme, mais parce que c’est un exutoire salvateur. Une douleur nécessaire. Douce, réconfortante presque. Une douleur qui rappelle qu’on est vivant, qu'on a des choses à vivre encore...

2. Negar OONM _ Marc Ginot.JPG

Ces expériences sont rares, bien qu’elles soient l’essence du théâtre : la catharsis. Je n’en ai vécu que très peu. Même pas de quoi compter sur les doigts d’une main. Parmi elles, Soupe Pop, à Montpellier, de Marie-Eve Signeyrole. Aujourd’hui, la gorge serrée, les émotions dans une pagaille effroyable, je me rends à l’évidence que cette femme marque ma vie pour la deuxième fois avec Negar, à nouveau à l’Opéra de Montpellier.Je ne saurais mettre de l’ordre dans ce que je ressens : peine, colère, détresse, joie, bonheur, fatigue, espoir, désespoir… Voici la belle laideur humaine, ou bien la laide beauté humaine. Je ne peux concevoir de ne pas revoir ce spectacle, de ne pas le revivre même par procuration. Je crois que je viens de laisser des lambeaux de moi partir avec Shirine, et j’ai commis l’erreur de me retourner. Les voilà disparus à jamais.

Pourquoi des émotions si fortes ? Pour l’histoire, bien sûr. Enfin deux femmes qui s’aiment dans un opéra. Pas de travestissement, pas de faux semblant, pas de lecture personnelle ou d’interprétation d’une tirade qui peut effectivement prêter à confusion… Pas de fausse excuse. Un amour au féminin, un vrai. Si vous saviez, vous qui avez permis ce spectacle, à quel point je vous suis reconnaissante. Merci. Le mot est maigre face à ce que je ressens, mais merci. Non pas de me permettre de « m’identifier » enfin à un couple ou une héroïne. Compte-tenu de cette histoire, je trouverais même déplacer d’affirmer que je peux m’identifier. Loin de là : ce n’est pas une question d’identification. Non : merci de mettre l’amour entre deux femmes sur scène comme n’importe quel amour. Merci de me montrer que l’amour que je ressens est enfin digne, lui aussi, de fouler des planches. Digne d’être représenté sur une scène lyrique. Digne d’y être montré, sans honte. Digne d’inspirer une œuvre lyrique, une œuvre d’art. Digne d’être défendu. Merci de me montrer que cet amour est beau. Merci aussi de me rappeler par la même occasion que des choses en moi veulent sortir, doivent sortir. Merci de me rappeler que j’ai moi aussi des choses à dire, des choses à vivre, des choses à ressentir. Des choses à entendre et à voir.

Mais Negar, ce n’est pas que cela. C’est aussi un rappel poétique ancré dans la réalité d’Orphée ou Orfeo. Orfea ici, et son Eurydice. Avec la menace de ce serpent dont la nature est de mordre, quitte à le payer de sa vie. Un serpent qui est quelque part Aziz, dont le film les condamne. Il coûte la vie à Shirine et l’amour à Negar. Le non respect des individus et de leur sphère privée leur coûte la vie de la femme qu’ils aiment. Le chant qui demeure le lieu et le moyen de liberté, d’évasion, se tait avec la mort de Shirine. Negar décide de se retourner pour balayer tous ces fantômes que sont les vivants. Au fond, qui l’en blâmerait ?

Negar, c’est aussi la jeunesse iranienne aujourd’hui, ses luttes, ses espoirs, sans condescendance, sans parti pris, sans condamnation, sans exacerbation apparente, et surtout sans jugement. C’est un tableau vivant, mouvant, coloré. C’est une invitation dans l’intime qui existe en se cachant. C’est un passage derrière les murs. C’est d’ailleurs aussi cela la mise en scène : un jeu de dévoilement permanent. Un voilage omniprésent dont le but est de cacher mais aussi de montrer. Comment mieux montrer qu’en cachant et en offrant la possibilité de voir ce qui se cache ? En créant l’envie, le désir de savoir et de voir ? Un peu comme un jeu amoureux. La mise en scène crée le désir, le montre, le traduit. Quant aux déclarations d’amour, elles valent les plus belles pages d’opéra par leur simplicité et leur sincérité. Une beauté sans artifice. La plus belle de toutes. Plongés au cœur du spectacle, assis sur des gradins encadrant la scène, face à deux écrans sur lesquels sont projetées les images en

direct, parfois superposées ou mélangées à d’autres enregistrées, nous sommes avec les personnages. Nous vivons avec eux. Nous vibrons avec eux. Peut-être mourons-nous aussi avec eux. Et surtout, nous sommes témoins impuissants, tétanisés, assis sur nos chaises sans pouvoir intervenir dans cette tragédie qui se dessine. La fin est inéluctable, mas peut-on seulement se lever pour l’arrêter ? Pour l’interrompre ?

Pourquoi des émotions si fortes ? Pour la musique aussi. Construite avec sagesse, une sagesse qui va au-delà du savoir pour ne pas s’y enfermer. Pour ne pas nous y enfermer. Il y a bien assez de prisons comme cela, pourquoi la musique devrait-elle en être une, elle qui est synonyme de liberté et d’expression ? Keyvan Chemirani signe une musique du monde, orientale, aux racines multiples mais nomade : elle va là où le vent l’emporte, là où le texte et les émotions l’emportent. Elle s’envole, se fixe, s’éloigne, revient, frappe elle aussi à la même manière que les mots de Marie-Eve Signeyrole. Entre français et persan, la langue ne se fixe pas. Tout comme la musique. Tout comme Shirine : française et iranienne, elle est à la fois l’une et l’autre, mais ni l’une ni l’autre. Ce retour aux racines, c’est pour se retrouver. Se retrouver, c’est (re)trouver Negar. Trouver Negar, c’est trouver l’amour, et trouver l’amour, c’est trouver la mort dans un monde où il n’est toujours pas permis, acceptable ou accepté d’aimer qui l’on aime. Non pas qui l’on veut : si c’était une question de choix, tout serait bien plus simple. Mais aimer qui l’on aime. Rien de plus.

Negar, c’est donc un chamboulement. Une cicatrice encore à vif, à l’intérieur du corps, en pleine âme. Une balafre sur l’âme, une balafre de l’âme. Mais la pire des douleurs que je ressens est l’idée que, peut-être, je ne verrai plus Negar. Que le spectacle est voué à disparaître et à s’éteindre. A mourir comme Shirine. Je refuse donc de me retourner, pour me laisser croire que son spectre est derrière moi. D’une certaine manière, il est en moi et, tout comme Soupe Pop, il ne me quittera désormais plus. Pourtant, je ne peux me faire à l’idée de ne plus le voir devant mes yeux, ne plus l’entendre. Encore une fois. Ou deux. Ou plus. Respirer encore une fois Negar avant l’asphyxie d’un autre monde...

© Marc Ginot (pour toutes les photos)

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